L’étude des collections du 18e siècle aujourd’hui conservées dans les réserves des musées et des archives suisses montrent que de nombreuses images ont été produites en Amérique du nord et du Sud, en Chine, en Inde, ou aux Caraïbes, dans des contextes à la fois militaires, diplomatiques et commerciaux. Je prendrai ici un exemple méconnu et largement inédit. Cet exemple fait partie d’un projet de recherche en cours à l’université de Berne sur l’histoire de l’art en Suisse au siècle des Lumières considéré à l’échelle globale. J’entends ici rappeler que la production de certains documents visuels est, dès le 18e siècle, associée à des projets d’exploration et de colonisation, même dans des territoires qui n’avaient pas d’Empire, comme c’est le cas de la Suisse[1]. Leur étude permet d’éclairer des territoires peu défrichés par les historiens d’art.
Le peintre François Aimé Louis Dumoulin est né et mort à Vevey (1753-1834). À l’âge de 20 ans, il part vivre aux Caraïbes et y réside pendant dix ans, entre 1773 et 1783[2]. La majeure partie de sa production visuelle est aujourd’hui conservée au Musée historique de Vevey (MHV), et peut être répartie en quatre grandes catégories : aquarelles, gravures, peintures à l’huile et croquis. Une infime part est également entre les mains de collectionneurs privés et l’une des dernières ventes ne date que de quelques mois[3].
Non-canoniques, ces images, produites par Dumoulin dans un contexte de voyage, n’ont pas été étudiées. Néanmoins, Dumoulin est un peintre voyageur et un observateur qui travaille selon les conventions descriptives mises en place par les naturalistes, et dont le langage visuel rejoint les intérêts de ses contemporains. De plus, ces images permettent d’écrire tout un pan de l’histoire internationale suisse dont la jeunesse, qui traverse les océans, est actrice. D’abord, j’inscrirai l’œuvre de Dumoulin dans une histoire globale du 18e siècle. Puis, je présenterai Dumoulin comme un témoin de la vie quotidienne aux Caraïbes, dont la production visuelle est une catégorie d’images qui restent à étudier.
Dumoulin se définit lui-même comme un voyageur, à l’image de Robinson Crusoé : « Dès mon enfance, ce livre et les figures qui y étaient attachées, fixèrent singulièrement mon attention ; je leur dois le goût de la lecture, du dessin et de l’étude de la nature, et Robinson Crusoé développa chez moi le désir de voyager. »[4] Lorsque Dumoulin quitte la Suisse pour les Caraïbes, il ne s’engage pas dans une armée ou un corps diplomatique étranger comme un certain nombre de ces contemporains, mais part pour son propre compte[5]. Il est successivement : « commis, dessinateur de vues et de plans, secrétaire du gouverneur de l’Isle de la Grenade, ensuite […] dans le commerce. »[6] Cependant, il est enrôlé malgré lui dans l’armée anglaise de Macartney, le gouverneur de la Grenade, dès 1778[7]. Cet épisode, qui le marque physiquement puisqu’il est blessé, influence également sa production visuelle[8]. En effet, dans de nombreux dessins et de nombreuses toiles, Dumoulin dépeint de manière générale la navigation militaire, mais également des épisodes particuliers de la guerre d’Indépendance des États-Unis (1775-1783) ou encore des batailles franco-anglaises, notamment lors de la prise de la Grenade en 1779. Le tableau, dépeignant le Combat naval livré le 12 avril 1782 entre la flotte anglaise commandée par le Lord Rodney et l’Escadre française sous les ordres du Comte de Grasse, est un parfait exemple de cette production (Fig. 1).
Pendant son séjour aux Antilles, Dumoulin remplit plusieurs carnets de croquis de navires militaires. Malheureusement une partie de ses affaires lui est subtilisée lors de la prise de la Grenade[9]. Cependant, il garde en mémoire l’ensemble des croquis qu’il a réalisés et les reproduit à son retour[10]. Par exemple, dans l’aquarelle Combats et jeux des Nègres (Fig. 4), en arrière-plan, Dumoulin peint des navires de guerre européens. Ces derniers sont aussi une référence au colonialisme européen et au commerce triangulaire.
Dumoulin dénonce d’ailleurs le commerce des esclaves dans les planches n°4 et n°5 (Figs. 2 et 3) de la collection des cent-cinquante gravures de Robinson Crusoé[11]. La première, intitulée Commerce des Esclaves à la Cote d’Afrique pour les Plantations des Européens aux Indes Occidentales, présente un colon debout montrant du doigt à un autre homme blanc, qui se tient à sa gauche, un groupe d’esclaves composé de quatre adultes et d’un enfant, debout devant lui. Au premier plan, dans l’angle en bas à gauche, un européen tient entre ses mains des carrés de textile qui pourraient être des indiennes de traite servant alors de monnaie d’échange. La seconde estampe, intitulée Vue du pont d’un Vaisseau faisant le Commerce des Nègres pour servir à connoitre la manière de transporter les Esclaves de la cote d’Afrique dans les colonies Européennes des Indes Occidentales, présente la vie des esclaves à bord d’un vaisseau, entassés, côte à côte sur le pont.
Dumoulin est sans doute au fait des débats abolitionnistes. La Suisse compte quelques auteurs engagés, tel que Benjamin Sigismond-Frossard (1754-1830). Ce pasteur, originaire de Nyon, écrit deux ouvrages sur la traite négrière dans le dernier quart du 18e siècle : La Cause des esclaves nègres et des habitants de la Guinée, portée au tribunal de la justice, de la religion, de la politique, ou, Histoire de la traite & de l’esclavage des nègres (1789), et Observations sur l’abolition de la traite des nègres (1793). De plus, de nombreuses images circulent faisant état des conditions de vie des esclaves à bord des bateaux.
Dumoulin dépeint de grands évènements du 18e siècle, notamment géopolitiques, comme les conflits entre les empires et la traite négrière, desquels il est proche par son parcours de vie. Deux des aquarelles, réalisées entre 1783 et 1788 alors qu’il est de retour en Suisse, montrent l’intérêt particulier de Dumoulin pour les Caraïbes. Dans la première aquarelle, intitulée Calinda, danse des Nègres en Amérique (Fig. 4), il représente cette danse traditionnelle, aussi décrite dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert[12] selon les observations du père Labat (1663-1738) qui retranscrit ses notes de voyage dans plusieurs volumes intitulés Nouveau voyage aux isles de l’Amérique. Dans cette aquarelle, les danseurs, un homme d’origine africaine et une mulâtresse ou une métisse[13] vêtue de blanc et portant une coiffe, sont en partie centrale. Autour d’eux, un groupe composé d’hommes et de femmes africains dansent et frappent des mains ; l’un d’entre eux joue des percussions. Sur la droite sont représentées trois personnes, l’une adossée à l’encadrement de la porte d’une sorte de maison traditionnelle, l’autre fumant et donnant la main à un enfant, puis une troisième tenant une écuelle. À l’opposé, un groupe composé de deux cavaliers européens semble regarder avec intérêt la scène. Enfin, en arrière-plan, est représentée une grande bâtisse, probablement l’un des bâtiments d’une plantation, entre les mains des européens.
Dans la seconde aquarelle, intitulée Combats et jeux des Nègres (Fig. 5), Dumoulin représente le stick-licking, un art martial aux origines africaines. Au premier plan un homme africain, le torse nu, est assis sur un tronc d’arbre avec une tortue à ses pieds. Au centre, deux autres hommes africains s’affrontent avec des bâtons. À gauche, un groupe est composé d’hommes européens, l’un d’eux au centre du groupe danse avec une femme également européenne. Puis, à l’arrière de ce groupe, des hommes sont sur une petite embarcation. À droite, un second groupe est composé de femmes en tenues locales, et d’autres aux seins nus, très probablement des esclaves.
Dumoulin, dans son travail, note l’importance de l’observation des gens qui vivent aux Caraïbes : « Quoique je n’eusse jamais été à l’Académie, je dessinais cependant correctement les figures, l’habitude de voir des hommes nus en Amérique et de les dessiner m’avait parfaitement donné la connaissance des muscles et des mouvements. »[14]
Même s’il ne bénéficie d’une formation académique que tardivement, après son retour en Suisse et lorsqu’il séjourne à Paris[15], Dumoulin n’est pourtant pas un marginal déconnecté des réalités artistiques de son temps. Au contraire, il connait et partage des codes formels avec ses contemporains. En effet, ses aquarelles sont très similaires dans les dimensions, le format (titre encadré d’un cordage en partie basse et surmonté d’une guirlande de feuilles), les titres et les sujets traités (danse traditionnelle Calinda et Combats et jeux de Nègres), aux images produites par le peintre italien Agostino Brunias (1730-1796)[16]. Même si, à ma connaissance, les archives liées à Dumoulin sont inexistantes, et qu’il est ainsi difficile de savoir si Dumoulin et Brunias ont été en relation, il est cependant possible qu’ils se soient rencontrés à Grenade entre 1773, date de l’arrivée de Dumoulin, et 1775, date du départ de Brunias. De plus, ils ont été tous les deux à Londres avant de se rendre aux Caraïbes. Par conséquent, même s’ils n’ont pas été en contact direct, il est fort possible qu’ils aient fait partie du même réseau, notamment artistique. Dumoulin s’inscrit probablement dans le cercle des peintres, comprenant Brunias, longtemps considérés comme appartenant à la « plantocratie », mais dont la production visuelle se révèlerait être d’une tout autre portée. En effet, cette dernière, forte d’un travail d’observation du quotidien, dépeindrait les particularités culturelles des afro-créoles plus que la « plantocratie »[17].
L’aspect décoratif des guirlandes, en partie basse des aquarelles laisse penser que ces images peuvent fonctionner comme souvenir de voyages dans les Caraïbes. Cependant, comme pour la production visuelle de Brunias, l’importance de la diversité des populations, la forte présence d’objets du quotidien ainsi que le caractère descriptif des titres sont des éléments majeurs qui permettent aussi de classer ces images dans une tout autre catégorie que celle de la peinture de souvenir. De même, Beth Tobin inscrit les images de Brunias dans une catégorie intermédiaire d’images, dépeignant les différents groupes de populations présents aux Caraïbes selon les codes mis en place par les naturalistes qui produisent des images taxonomiques de spécimens, d’après la classification linnéenne[18].
Les titres des deux aquarelles décrites précédemment, Calinda et Combats et jeux de nègres, apportent des informations sur les activités traditionnelles et les classifient par groupes de populations. Dumoulin relève les ressemblances et les différences des populations les unes par rapport aux autres, notamment physiques et vestimentaires. De plus, comme Brunias, il ne dépeint pas des individualités mais des types de personnes, souvent en groupe, d’origines diverses : européenne, caribéenne et esclave délocalisé d’Afrique, notamment des côtes guinéennes, dans le cadre du commerce transatlantique au sein duquel les hommes sont des marchandises au même titre que le sucre, l’indigo ou encore le rhum. Sur la planche n°5 de la collection de gravures de Robinson Crusoé (Fig. 3), il présente cet aspect du commerce triangulaire en incluant des indiennes de traite aux pieds des esclaves. Il est également sensible à l’environnement naturel, la faune et la flore. Les palmiers et les bananiers, propres au climat caribéen ainsi que les poissons, notamment dans la toile intitulée Prise d’un requin[19], font partie du répertoire iconographique de Dumoulin. Par conséquent, il s’inscrit dans une démarche descriptive, tel un observateur sur le terrain, de l’ordre de l’objectivité[20]. À ce titre, Brunias a été défini comme un peintre “ethnographe”, par Ernest Hamy dans le dernier quart du 19e siècle[21]. Dumoulin, qui peint sans emphase et sans esthétisation, pourrait également être qualifié d’ethnographe.
L’artiste lui-même se fabrique une identité mixte, à la frontière des activités, et se représente dans son autoportrait en buste comme un artiste et un voyageur (Fig. 6). Deux ans avant sa mort, il se met en scène dans son intérieur au milieu d’objets qui le caractérisent. La présence de toiles et du nécessaire à peinture, sont des éléments iconographiques qui l’inscrivent pour la postérité comme un artiste peintre. La scène de combat naval à l’arrière-plan fait écho à son expérience aux Caraïbes, mais également à sa passion pour l’art militaire.
Si certaines images de l’histoire internationale des Lumières ont été bien étudiées, d’autres corpus et d’autres géographies restent en revanche peu balisés. Le projet Building the Exotic? dans lequel s’insère cette recherche, met en évidence le rôle de la Suisse dans une histoire globale. Recontextualisée culturellement, historiquement et politiquement dans l’espace atlantique au 18e siècle, la production de Dumoulin, d’apparence marginale, dépeint cependant différents pans de l’histoire internationale, parfois sous un nouveau jour. Premièrement, elle montre le principe de fonctionnement du commerce triangulaire, comme le suggèrent les planches de la collection des cent-cinquante gravures de Robinson Crusoé. Deuxièmement, elle présente l’implication de la Suisse dans le colonialisme européen, par l’intermédiaire de sa jeunesse qui s’engage dans les armées ou les corps diplomatiques étrangers, ou voyage pour son propre compte, comme c’est le cas de Dumoulin. Cette production porte ainsi en elle l’expérience de vie de Dumoulin, qui est témoin de ces évènements mais aussi parfois acteur, comme lorsqu’il est enrôlé malgré lui dans l’armée anglaise. Enfin, l’étude de ces images rappelle l’existence d’un type d’images, réalisés par des peintres de terrain, dotés d’un sens de l’observation similaire à celui des naturalistes, comme c’est le cas de Dumoulin. Appartenant ni pleinement aux Beaux-Arts, ni entièrement à l’ethnographie naissante, cette catégorie d’images est une source exceptionnelle et sous-exploitée par les historiens de l’art, notamment en raison des hiérarchies qui restent en vigueur dans cette discipline.
Claire Brizon est candidate au doctorat à l’université de Berne (www.theexotic.ch)
Remerciements : Je remercie Noémie Etienne pour sa relecture et ses nombreux conseils ainsi que Françoise Lambert, directrice MHV, pour la mise à disposition du matériel nécessaire à cette étude.
[1] Dans cette perspective, voir Daniela Bleichmar, “The Imperial Visual Archive: Images, Evidence, and Knowledge in the Early Modern Hispanic World,” Colonial Latin American Review 24:2 (2015), 236‑266.
[2] Françoise Bonnet Borel, “François Aimé Louis Dumoulin, peintre veveysan (1753-1834),” Annales veveysannes, Vibiscum 2 (1992), 59‑97. L’auteur cite les quatre documents manuscrits à ce jour connus comme étant de la main de Dumoulin : l’Avertissement, introduction à caractère biographique accompagnant les 150 gravures de Robinson Crusoé réalisées par Dumoulin ; une lettre adressée à Philippe-Albert Stapfer ; une lettre adressée « Aux citoyens composant le Directoire exécutif » (conservé au Musée historique de Vevey, sous la cote: MHV 1247.01) ainsi que quelques lignes que Dumoulin rédige dans le carnet de départ de Louise Jossaud (Carnet de Louise Jossaud, conservé au Musée historique de Vevey, sous la cote: MHV 774).
[3] Vue de la ville de Vevay, prise au-dessus du village de […], 1783, aquarelle, collection inconnue.
[4] Avertissement, conservé au Musée historique de Vevey (MHV 1247.01).
[5] Jan Kleyntjens, « Les Suisses dans l’armée néerlandaise du XVIe au XXe siècle, » Revue Militaire Suisse 97:3 (1952), 189‑207.
[6] Lettre à Stapfer, conservée à Berne aux Archives Fédérales (AF 1474 / ff. 420-427).
[7] Avertissement, document cité.
[8] Avertissement, document cité.
[9] Avertissement, document cité.
[10] Avertissement, document cité.
[11] François A. L. Dumoulin, Collection de cent-cinquante gravures représentant et formant une suite non interrompue des voyages et aventures de Robinson Crusoé (Lausanne: Bibliothèque cantonale et universitaire, 2009).
[12] Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (Paris : Pellet, 1777), 863.
[13] J’empreinte les expressions « mulâtresse » et « métisse » à l’historien Samir Boumediene qui utilise ces dernières pour décrire les différentes populations présentes aux Antilles et plus largement dans toutes les Indes occidentales à l’époque moderne. Samir Boumediene, La colonisation du savoir : une histoire des plantes médicinales du “Nouveau Monde” (1492-1750) (Vaulx-en-Velin: Les éditions des mondes à faire, 2016), 25.
[14] Lettre à Stapfer, document cité.
[15] Lettre à Stapfer, document cité.
[16] Mia L. Bagneris, Colouring the Caribbean: Race and the Art of Agostino Brunias. Rethinking Art’s Histories (Manchester: Manchester University Press, 2017); Anne Lafont, “Fabric, Skin, Color: Picturing Antilles’ Markets as an Inventory of Human Diversity,” Anuario Colombiano de Historia Social y de la Cultura, Raza: perspectivas transatlánticas 43:2 (2016), 121‑154; Patricia Mohammed, “The Emergence of a Caribean Iconography in the Evolution of Identity,” in Brian Meeks et Folke Lindahl, eds., New Caribbean Thought: A Reader (Kingston: University of the West Indies Press, 2001), 232‑64; Beth F. Tobin, Picturing Imperial Power: Colonial Subjects in Eighteenth-Century British Painting (Durham: Duke University Press, 1999).
[17] Bagneris, Colouring the Caribbean, 11, 109.
[18] Tobin, Picturing Imperial Power, 139, 146.
[19] Huile sur toile, inv.1355, MHV.
[20] Lorraine Daston, Objectivité (Dijon: les Presses du réel, 2012).
[21] Ernest Hamy, “Alexandre Brunias, peintre ethnographe de la fin du XVIIIe siecle,” L’Anthropologie 1 (1890), 49‑56 ; et “Les imitateurs d’Alexander Brunias: John Milton, Pierre Fréret, M.-L.-A. Boizot (1788-1794),” L’Anthropologie 5 (1894), 542‑553.
Cite this note as: Claire Brizon, “François Aimé Louis Dumoulin, ou les images d’un Suisse aux Caraïbes,” Journal18 (December 2018), https://www.journal18.org/3305.
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